Le musée de l’Armée a fait l’acquisition lors d’une vente à l’Hôtel Drouot en 2015 d’une série de photographies issues de la collection de Pierre-Marc Richard, spécialiste de photographies anciennes. La photographie étudiée ici, faisait probablement partie d’un album photographique et fut décollée par la suite. Peu d’informations sont disponibles quant au contexte de création de cette image. L’auteur demeure anonyme. Il est cependant possible d’émettre un certain nombre de suppositions à l’observation du cliché, afin d’en reconstituer le contexte.
Il s’agit d’une photographie présentant un homme occidental posant devant un établissement dont l’enseigne stipule « Maison publique réservée aux troupes françaises ». Devant lui deux femmes chinoises vêtues de costumes traditionnels sont assises. Au regard du contexte de la prise de vue, ce sont vraisemblablement des prostituées travaillant dans l’établissement. Le jeu comique auquel l’homme se livre s’oppose à l’attitude des deux jeunes femmes, aux positions et mines plus crispées. Elles ne partagent pas l’hilarité de ce dernier. La photographie vient immortaliser une rencontre, celle faite entre un européen et deux femmes asiatiques, et celle entre le concept même d’exotisme et la réalité. Cette photographie venait probablement agrémenter les pages d’un album de voyage. Elle servait donc deux usages, la construction d’une représentation de soi et sa transmission, par l’intermédiaire de l’album.
La présence d’un occidental, peut-être un français en Chine est le fruit d’une lente ouverture du pays. Auparavant peu encline à l’incursion étrangère, la Première Guerre de l’Opium (1839-1842) et la Seconde (1856-1860) imposent à la Chine l’ouverture au commerce avec l’Angleterre, suivie en 1844 par les Etats-Unis et la France. Les pays étrangers obtiennent des concessions, c’est-à-dire des zones territoriales sur lesquelles ils établissent leurs propres lois, la Chine n’exerçant plus sa compétence à l’égard des étrangers. L’image saisie ici à Tientsin, actuelle Tianjin, est probablement un témoignage de ce phénomène. La concession française y est établie en 1860. Ainsi, la maison publique réservée aux troupes françaises fut probablement installée au sein de la concession, comme ce fut également le cas à Shanghai [1]. Les activités de prostitution dans les concessions françaises comme internationales étaient assez courantes comme le montre Christian Henriot dans son ouvrage Belles de Shanghai [2]. Un tel lieu, réservé aux troupes françaises, s’inscrit dans le courant hygiéniste qui s’empare de la question de la prostitution [3]. En contrôler l’accès permettait de soumettre les prostituées à des contrôles sanitaires et d’enrayer ainsi la propagation des maladies vénériennes.
La prostitution en Chine, au contact avec les occidentaux, connaît la même transformation que la société elle-même. D’abord considérée comme un « lieu de distraction et de convivialité, les maisons de prostitution font maintenant partie d’une véritable industrie du sexe » [4]. L’activité était d’ailleurs très rentable pour la Concession française de Shanghai qui « reçoit une part très substantielle de ses activités liées au « vice » : plus de 42 % sont imputables à la prostitution » [5] de 1862 à 1911. Les deux femmes, suivant une tradition chinoise ont les pieds bandés, et ce, à la fois pour des raisons esthétiques mais aussi érotiques. Assises sur un banc au premier plan, elles regardent l’objectif l’air revêche. L’une d’entre elle a la main levée, dans un geste arrêté et énigmatique. Deux pots de fleur, contenant des chrysanthèmes [6], agissent tels des symboles. La fleur étant souvent associée à la prostitution, appelée parfois « monde des fleurs ». L’homme tient l’un des pots de fleur dans ses bras, exprimant peut-être sa supériorité par rapport aux femmes. D’ailleurs, l’étagement des plans, la distinction dans les positions (assises et debout) marque un clivage, une domination. L’identité de l’homme reste insaisissable, s’agit-il d’un simple visiteur ou encore du tenancier ? Le mystère demeure. Les femmes sont installées de part et de d’autres de l’entrée de la maison publique et l’homme en barre le passage. L’enseigne de l’établissement sert de titre à l’image. De larges murs entravent la découverte du lieu et le photographe reste en dehors de l’enceinte. L’intérieur et la réalité devaient probablement demeurer un mystère.
Aline Muller, département Iconographie
[1] Voir à ce propos l’ouvrage de Henriot Christian, Belles de Shanghai : prostitution et sexualité en Chine au XIX-XXe siècles, CNRS éd., Paris, 1997.
[2] Ibid.
[3] En France, citons par exemple l’ouvrage de Parent-Duchâtelet Alexandre-Jean-Baptiste et Leuret François, De la prostitution dans la ville de Paris : considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration, J.-B. Ballière, Paris, 1837.
[4] Coulette Pascale, Dire la prostitution en Chine : terminologie et discours d’hier à aujourd’hui, L’Harmattan, Paris, Budapest, Torino, 2003, p. 35.
[5] Henriot Christian, op. cit., p. 313.
[6] Cela n’est pas sans rappeler le roman éponyme de Pierre Loti, Madame Chrysanthème, Calmann Lévy, Paris, 1888.
Anonyme, Maison publique réservée aux troupes françaises, Tien-Tsin, Chine, tirage argentique, circa 1900, 82 x 112 mm. Paris, musée de l’Armée, inv. 2015.10.11 © Paris, musée de l’Armée