La Bibliothèque vient d’acquérir un ensemble de 22 numéros du journal Camp-Cans , édité en français et écrit par les prisonniers de guerre (P.G.) français de la Seconde Guerre mondiale, publié du 15 avril 1941 au 31 octobre 1942. Cette collection, témoignage de la vie intellectuelle et culturelle des camps, appartenait à André Baudet, prisonnier dans le Stalag VA (Ludwigsburg), et a été donnée au musée de l’Armée par ses filles en février 2015.
Lors de la défaite de la France en juin 1940, 1 600 000 soldats et officiers français, parmi les plus de 1 800 000 P.G., sont répartis dans des camps en Allemagne nazie. Ces derniers, protégés par leur statut de P.G. et autorisés à exercer des activités intellectuelles et sportives [1], ont édité et diffusé des journaux, modestes ou éphémères (tirage limité), allant d’une simple feuille à un véritable journal, malgré les difficultés liées à la disponibilité de papier et moyens d’impression, la censure stricte, et le risque d’une influence exercée par l’agent de propagande de la Wehrmacht (Betreuer) en faveur de la politique allemande [2].
Le journal Camp-Cans apparu comme bimensuel, dactylographié, devient mensuel à partir du numéro XII (21 x 29 cm) et allant de 10 à 18 pages. D’après l’éditorial du premier numéro, les prisonniers auraient disposé de bons moyens techniques : « Les autorités allemandes en ont vivement encouragé le principe et fournissent tous les éléments matériels nécessaires à sa naissance ». Le but affiché est le besoin d’information et de communication, de distractions intellectuelles et d’expression ; mais le quatrième numéro donne le ton : « Le Maréchal Pétain a la bonne volonté de vouloir collaborer à la reconstruction de l’Europe. Ceci doit être la ligne de conduite pour tous les prisonniers français […]. » [3]
L’ « incontestable sollicitude » de Vichy envers les P.G. a facilité la conduite de son action idéologique, dans le cadre de la mission Scapini [4] auprès de ces Français captifs. Dès 1941, il se forme dans chaque camp un groupe d’animateurs afin d’entretenir ou d’obtenir l’adhésion des P.G. au maréchal Pétain, de faire connaître et approuver son œuvre. Ils diffusent la documentation, transmise par les services de l’Etat français, par le biais des « cercles d’études de la Révolution nationale », tiennent des conférences, écrivent des articles dans les journaux de camps, et en 1942 les « cercles Pétain » existaient dans tous les camps [5]. Le journal Camp-Cans, sous l’emprise d’une double propagande, celle de Vichy et celle des Allemands, devient donc la vitrine de celui du Stalag VA.
Le journal aux rubriques variées nous livre aussi les différents aspects de la vie quotidienne, les difficultés, les sentiments des prisonniers français : « La vie au Camp » présente des comptes rendus des cycles de conférences, des représentations théâtrales et des petites annonces (payantes) ; la rubrique littéraire publie des nouvelles, contes, et des essais et la page de divertissement offre un « Coin des chercheurs et des curieux » ou des « Mots croisés ». Chaque texte est souvent accompagné d’un dessin.
L’étude de cette « presse des barbelés », une démarche à la fois mémorielle et historique, contribue à la compréhension de la réalité de la captivité des prisonniers de guerre français, instrumentalisés par l’Etat français [6] et otages de la collaboration franco-allemande du régime de Vichy. Cette acquisition, dont l’intérêt réside aussi dans sa rareté [7], enrichit notre fonds documentaire, consacré à cette période, et en particulier aux prisonniers de guerre français.
Chanda Barua, bibliothécaire.
[1] « Les belligérants encourageront le plus possible les distractions intellectuelles et sportives organisées par les prisonniers de guerre » (Art. 17, chap. IV, section II de la Convention de Genève (27 juillet 1929).
[2] Yves Durand, Prisonniers de guerre dans les Stalags, les Oflags et les Kommandos, 1939-1945, Paris, Hachette, 1987 (La Vie Quotidienne : Civilisations et Sociétés).
[3] Frhr. Von Gültlingen (Colonel et commandant, Stalag VA) dans Camp-Cans, n° IV, p. 11.
[4] Ancien combattant, Georges Scapini (1893-1976), chef du service diplomatique de prisonniers de guerre, veillait sur l’application de la convention de Genève.
[5] Jean Védrine, Les Prisonniers de guerre, Vichy et la Résistance : 1940-1945, Paris, Fayard, 2013.
[6] Voir à ce sujet : Claude Bellanger, Roger Debouzy, La presse des barbelés, Rabat, Editions Internationales du Document, 1951 et Evelyne Gayme, Les prisonniers de guerre français : enjeux militaires et stratégiques, 1914-1918 et 1940-1945, Paris, Économica, 2010.
[7] La Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) et la Bibliothèque Nationale de France possèdent des exemplaires de ce journal, mais avec des lacunes.
Crédits Photos : © Paris – Musée de l’Armée