On les appelle vivandière, cantinière, blanchisseuse… Ce sont elles qui procurent aux soldats de quoi améliorer l’ordinaire, mais aussi du papier à lettre, du tabac, des lacets… Elles tiennent la buvette ambulante où l’on dépense la solde en jeux et alcools. Elles entretiennent le linge, qui doit être impeccable à la revue.
En France, ces métiers très proches sont longtemps confondus. Dans les pays anglophones, elles sont englobées dans le vaste groupe des « camp followers », ceux qui suivent les armées. Ces civils sont des femmes, des hommes, des enfants ; ils marchent, bivouaquent et meurent avec les soldats, mais l’histoire et les historiens, concentrés sur le récit de l’action et ses causes politiques, leur ont rarement prêté attention. Aussi les témoignages de leur existence se trouvent-ils plutôt entre les lignes de règlements dont l’objet principal est tout autre, ou à l’arrière-plan de quelque scènes de la vie militaire.
La plupart des « camp followers » sont des prestataires privés, qui remplissent des fonctions que l’administration militaire n’est pas organisée pour assurer, bien que des tentatives pour encadrer la fourniture aux armées aient eu lieu à plusieurs reprises dans les armées françaises. En 1653, le roi Louis XIV inscrit les vivandiers sur les registres des effectifs par régiment ; il les soumet au contrôle de police militaire assurée par le prévôt des gendarmes et tente de limiter leur nombre. Ces dispositions ne sont pas toujours suivies d’effet, sauf dans quelques unités d’élite comme les Gardes françaises, et les règlements sont souvent répétés, signe de leur relative efficacité. Il faut dire que l’État se préoccupe surtout de la survie et de l’efficacité immédiate de ses instruments de guerre, et que le temps du service empiète largement sur le temps libre. C’est pourquoi les règlements militaires ne s’attachent surtout qu’au premier, laissant à d’autres le soin d’offrir aux hommes les rares loisirs que leur laisse leur occupation.
Sans emploi officiel ni serment à honorer, ceux qui suivent l’armée doivent eux-mêmes assurer leur survie. Leur métier n’a pas sa place au regard des normes sociales et morales ; aussi sont-ils accusés des pires maux, tels que cupidité, tromperie, usure, paresse, luxure… vers lesquels ils entraîneraient les soldats. En termes de stratégie, par ailleurs, cette population mal encadrée constitue un maillon faible : leurs convois sont une cible privilégiée et leurs allers et venues fragilisent le secret militaire. Vecteur d’épidémies, ils menacent la santé des troupes. Source de distractions, ils émoussent leur combativité. Le commandement ferme pourtant les yeux sur ce mal nécessaire, car les régiments ne sont pas structurés pour prendre soin de la part d’humanité des soldats.
À la Révolution, afin de limiter et d’encadrer le nombre de femmes qui suivent les armées, les militaires sont autorisés à se marier sans la permission d’un supérieur, mais le succès de cette mesure fait que la situation devient rapidement hors de contrôle. Le 30 avril 1793, un décret congédie les très nombreuses femmes considérées comme « inutiles » aux armées et crée officiellement des positions de « vivandières-blanchisseuses » patentées. Quelques années plus tard, sous l’Empire, à mesure que le soldat se distingue du civil, le statut de ceux qui suivent l’armée se militarise ; les métiers se réglementent et se spécialisent. Ainsi « régularisées », les femmes aux armées peuvent prendre la place qui leur revient, dans tous les aspects de la vie militaire, dans les règlements, les cérémonies et même dans les œuvres d’art.
Les estampes du XIXe siècle se sont naturellement fait l’écho de la présence des vivandières au sein de l’armée. Mais, plutôt que de s’attacher à dépeindre des situations réelles, telles qu’elles ont pu être décrites dans les journaux de soldats, l’imagerie populaire a, le plus souvent, représenté les vivandières selon des stéréotypes issus de pièces de théâtre et de chansons. Les collections du musée de l’Armée contiennent un échantillon intéressant des productions de l’époque, au sein desquelles on peut discerner trois modèles féminins principaux : la vivandière, qui malgré ses conditions de vie atypiques, reste dans son rôle « naturel » de mère et d’épouse, celle qui, à l’inverse, a acquis des mœurs légères à cause de sa proximité avec les soldats et enfin, la cantinière du second empire, qui, devenue beaucoup plus présentable, est mise en avant en tant que mascotte officieuse du régiment.
La mère
L’enfant de giberne, enfance du jeune Maurice, Dembourg et Gangel, 1844 © Paris – Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Anne-Sylvaine Marre-Noël
La chromolithographie de Dembourg et Gangel intitulée L’enfant de giberne, enfance du jeune Maurice (N° Inv. 07249-9) représente une vivandière, perçue avant tout comme une mère et une épouse. Il s’agit de Madeleine, à la fois compagne de Rigault, conscrit des guerres révolutionnaires et mère du jeune Maurice. Ces personnages ont été créés en 1838 par Tournemine et Poujol dans la pièce de théâtre L’enfant de giberne. En 1844, Dembourg et Gangel réalisent une série d’estampes, inspirée de la pièce, qui illustre la vie de Maurice, né et élevé au sein de l’armée, qui connait un parcours militaire exemplaire jusqu’à devenir, une fois adulte, lieutenant au premier régiment de fusiliers de la Garde impériale napoléonienne.
Cette histoire s’inspire de faits réels. Il existe plusieurs témoignages attestant de l’existence de « ménages militaires », comme par exemple celui de Girault, clarinettiste de la Grande Armée. Afin de vivre une véritable vie maritale, certaines femmes, plutôt que de rester chez elle, suivaient leurs époux soldats au gré des campagnes, en subsistant grâce à leurs commerces de vivandières. Ces couples donnaient parfois naissance à des enfants qui, élevés au sein de la troupe, ne connaissaient rien du monde civil. Une fois adulte, les garçons devenaient à leur tour soldats et les filles vivandières.
La femme « légère »
La vivandière, Jean-Henri Marlet et Charles Philibert de Lasteyrie, XIXe siècle © Paris – Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Anne-Sylvaine Marre-Noël
A la même époque, les graveurs prennent parfois le contre-pied de ce modèle féminin idéalisé, en dépeignant la vivandière sous les traits d’une femme légère. Cette figure équivoque est notamment représentée dans l’estampe La vivandière (N°Inv.7249/14) de Jean-Henri Marlet et de Charles Philibert de Lasteyrie, qui se réfèrent ici au personnage de Catin. Ce dernier a été inventé en 1817 par Pierre-Jean de Béranger dans sa chanson La vivandière du régiment. Cette femme, aussi courageuse que familière avec les soldats, est présente dans plusieurs chansons et vaudevilles comme Catin la vivandière et son grenadier. L’Arbre de mai et la branche gauloise, ou la Colonne et l’Arc de triomphe, dialogue entre la Grenade et Catin la vivandière écrit par Pierre Gémin en 1831.
La figure de Catin est moins une représentation de la réalité que le reflet de la méfiance qu’éprouve une partie de la population devant des femmes ayant des relations quotidiennes et conviviales avec les soldats. Les militaires sont eux-mêmes, à l’époque, considérés comme des marginaux. Ils forment avec les vivandières une communauté aux usages mal connus du profane, qui ne peut qu’alimenter de nombreux fantasmes.
La mascotte
L’armée française et ses cantinières. Guides, Hyppolyte Lalaisse, Frédéric Sorrieu, G. Orengo © Paris – Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Anne-Sylvaine Marre-Noël
Un troisième modèle émerge au Second Empire. Il s’agit de la vivandière, appelée désormais cantinière, perçue comme la mascotte du régiment. Cette représentation témoigne de la clarification progressive du statut des cantinières dans l’armée, symbolisée notamment par l’invention d’un uniforme dédié à la fonction. Loin de la vivandière dépenaillée du Premier Empire, sous Napoléon III, la cantinière apparaît jeune, apprêtée et coquette. Son uniforme est une déclinaison de celui des soldats de son régiment d’appartenance, comme le montre la lithographie intitulée L’armée française et ses cantinière, Guides (N°Inv. 2019.0.9) tirée de l’ouvrage d’Hyppolyte Lalaisse L’armée française et ses cantinières paru en 1861. L’uniforme de la cantinière, appartenant ici aux guides de la Garde Impériale, reprend la silhouette caractéristique des soldats du Second Empire, avec sa taille très marquée et ses épaules larges, mais il est agrémenté d’attributs typiquement féminins tels que le tablier et le col de dentelle. Beaucoup plus présentable que par le passé, la cantinière est alors mise en avant dans les parades.
En s’attachant à représenter des caricatures de vivandières plus que des personnes réelles, les graveurs de l’époque passent sous silence les autres rôles tenus par les femmes dans l’armée. Les collections d’estampes françaises du XIXe siècle du musée de l’Armée ne présentent par exemple aucune femme combattante, bien que la présence de ces dernières, notamment dans les rangs de la Grande Armée, ait été avérée par plusieurs sources écrites.
Emilie Robbe, département moderne
Hélène Boudou-Reuzé, département iconographie
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Bibliographie :
- Jean Baechler (Sous la direction de), Marion Trévisi (Sous la direction de) « La guerre et les femmes », Edition Hermann, Paris, 2018
- Mihaely Gil, « L’effacement de la cantinière ou la virilisation de l’armée française au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2005/1 (n° 30), p. 3-3
- Elodie Jauneau, « Thomas Cardoza, Intrepid Women. Cantinières and Vivandières of the French Army, Bloomington, Indiana University Press, 2010, 312 p. », Genre & Histoire [En ligne], 9 | Automne 2011, mis en ligne le 21 mai 2012