Le musée de l’Armée a entrepris, en 2011, le récolement de sa collection d’instruments de musique. Beaucoup sont conservés dans les salles de Satory, et réservent au non initié quelques surprises. Certains ont une forme des plus étranges et le visiteur privilégié mais insouciant qui déambule entre les rayonnages peut parfois, au détour d’une étagère, se retrouver nez à nez avec des monstres effrayants, qui ouvrent une large gueule aux dents pointues et acérées.
Il apparaît que ces abominables dragons inanimés ornent de beaux instruments à vent. On en trouve trois de ce type au Musée de l’Armée : deux sont des buccins, le dernier un basson russe. Celui-ci est une variante de l’ophicléide, qui dérive elle-même du serpent. Ces instruments sont aujourd’hui beaucoup moins utilisés. Jusqu’au XIXe on en jouait dans les ensembles religieux, comme dans les fanfares militaires, où ils avaient le rôle de la basse. Le serpent, par exemple, fut joué jusque dans les années 1850 et c’est à sa forme en S qu’il doit son nom. On le redressa vite, notamment pour plus de maniabilité[1]. Différentes versions firent leur apparition au XIXe siècle, telle que l’ophicléide, ou le basson russe. Celui-ci se rencontre entre autres dans les « orchestres militaires, dont il a longtemps fait partie, et pour lesquels on fabriquait parfois des modèles décoratifs, dont le pavillon affecte la forme d’une tête d’animal fantastique, à la gueule entr’ouverte et garnie de crocs » comme le mentionne Michel Brennet[2].
Le terme buccin est plus ancien, puisqu’il est d’origine étrusque, et désigne un instrument qui fut adopté par les légions romaines. De forme plus arrondie et fine à l’origine, il est aujourd’hui une sorte de trombone auquel on a ajouté une tête monstrueuse en guise de pavillon.
Rendre l’instrument de musique effrayant en lui ajoutant ce type d’ornement est coutume ancienne, puisque les celtes le faisaient dès l’âge du fer (VIIIe-1er siècle avant JC) avec le carnyx, longue trompe au bout de laquelle on ajoutait souvent une étonnante hure de sanglier, emblème des druides. Cette sorte de pavillon, en fait, n’améliore en rien la qualité et les performances sonores de l’instrument, qu’elle tend même à altérer[3]. Henri Castil-Blaze, dans son Dictionnaire de la musique, le souligne d’ailleurs en parlant du buccin : « Cette forme pittoresque pour l’œil nuit essentiellement aux résultats de l’instrument, dont elle arrête et raccourci les vibrations. »[4]
Pour le reste, continue H. Castil-Blaze, « le son du buccin est plus sourd, plus dur, plus sec que celui du trombone. » De fait, plus que pour le son, on ajoute ce genre de parure afin d’impressionner l’ennemi. Mais celui-ci n’est pas le seul à être troublé par ces surprenantes faces dentées. J. A. Kappey – chef d’orchestre de la division de Chatham de 1857 à 1892 –, raconte dans son livre sur la musique militaire avoir vu, encore enfant, une fanfare autrichienne dotée de plusieurs instruments de ce type au premier rang : « Je n’ai jamais oublié cela. Quant à savoir ce que jouait la fanfare, ou comment elle le jouait, je ne me rappelle rien d’autre que ces terribles mâchoires ouvertes ! »[5].
Charlotte Labbe, documentaliste, département inventaire.
[1] “A century ago, a French musician conceived the idea of making the serpent in a straight tube, […]. Being much handier in this shape, it was quickly adopted as the Bass instrument of military bands.” J.A. Kappey, Military Music, a history of wind-instrumental bands, Boosey and Co., London, 1894, p. 45.
[2] Michel Brennet, Dictionnaire pratique et historique de la musique, Librairie Armand Colin, Paris, 1926, p. 36.
[3] On entend par là le son des instruments actuels. Celui du carnyx, en effet, n’est pas bien connu.
[4] Henri CASTIL-BLAZE, Dictionnaire de musique moderne, vol. 1, Académie de musique, Bruxelles, 1828, p. 30.
[5] J.A. Kappey, Ibid.