En uniforme et légèrement de trois-quarts, un vétéran des guerres révolutionnaires arbore sur sa poitrine la médaille de Sainte-Hélène et la croix de la Légion d’honneur. Il s’agit d’un portrait d’officier subalterne, de petites dimensions et peint sur un fond uni, comme tant d’autres au XIXe siècle. Rien d’exceptionnel si ce n’est que ce vieux sous-lieutenant est… une femme !
Angélique Marie Josèphe Duchemin, veuve Brulon (1772-1859), nous fait face [1]. Première femme nommée Chevalier de l’ordre national de la Légion d’honneur le 15 août 1851, elle nous toise d’un œil sévère.
Née en 1772 à Dinan, petite-fille, fille, sœur puis épouse de militaire, elle est cantinière dans le 42e régiment d’infanterie avant de prendre les armes à la mort de son mari en 1792. Les guerres révolutionnaires font rage. La jeune République doit affronter les troupes de la Première Coalition [2] décidées à entraver ses ambitions expansionnistes. En ces temps agités, Angélique Duchemin se distingue en Corse contre les Anglais, notamment lors de la défense du fort de Gesco puis au cours du siège de Calvi en 1794. Gravement blessée, elle demande à se retirer aux Invalides, privilège qui lui est accordé en 1802. Elle est d’ailleurs la première femme à y être acceptée. Elle y meurt en 1859 à l’âge de 88 ans.
Si les femmes appartiennent pleinement à la société militaire sous l’Ancien Régime, les rôles sont clairement répartis : l’homme est au front, la femme au camp. Les bouleversements sociaux et politiques impliqués par la Révolution française facilitent toutefois des comportements transgressifs [3] : quelques femmes se travestissent et prennent les armes [4]. La République endigue le phénomène par décret dès le 30 avril 1793 : « Toutes les femmes inutiles au service des armées » doivent quitter les camps et cantonnements (Art.I). En d’autres termes, les blanchisseuses, les cantinières et les vivandières peuvent rester (Art.II) mais les combattantes sont congédiées (Art.XI). Retour à l’ordre oblige, toute confusion des genres est proscrite. Cas rare, Angélique Duchemin n’est pas inquiétée. Citée par ses supérieurs pour sa bravoure au combat, elle ne quitte le service actif qu’un an après la promulgation du décret.
Sa valeur n’est pourtant reconnue par les plus hautes autorités que bien plus tard. Elle est nommée sous-lieutenant invalide en 1822 sous le règne restauré des Bourbons, puis Chevalier de la Légion d’honneur en 1851 sous la présidence de Louis-Napoléon, futur Napoléon III. La médaille de Sainte Hélène, destinée aux vétérans des guerres de la République et de l’Empire, lui est remise l’année même de sa création, en 1857. C’est donc en tant qu’officier subalterne, et reconnue comme tel par l’armée, qu’elle est représentée. Ce portrait, vraisemblablement posthume et idéalisé [5], fait d’Angélique Duchemin une figure digne de rejoindre la galerie des héros de temps glorieux. Le tableautin a d’ailleurs été un temps accroché à la vue de tous dans le réfectoire des Invalides, parmi d’autres images guerrières.
Comme dans le décret de sa nomination au grade de Chevalier publié dans Le Moniteur, tout inclinerait à croire que le sous-lieutenant Brulon est un homme [6], si ce n’est l’inscription en lettres rouges capitales qui lève toute ambiguïté sur son sexe. Le peintre craignait-il que cela nous échappe ? Il s’agit, après tout, d’une femme peu commune qui s’est affranchie des codes établis. Elle a manié des armes, usé de la violence et certainement ôté la vie, des prérogatives pourtant « naturellement » masculines [7] ou considérées comme telles en son temps. Sa condition de femme est finalement transcendée par son statut de héros. Ce portrait-souvenir lui rend hommage.
Clémence Laurent
Département Experts et Inventaire
[1] Verlynde, Angélique Duchemin, veuve Brulon, 2e moitié du XIXe siècle, huile sur bois, 0,326 x 0,240 m (Inv.9167).
[2] Les royaumes de Grande-Bretagne, d’Espagne, de Prusse, de Bohême et de Hongrie, du Portugal, de Sardaigne, des Deux-Siciles, les Provinces Unies et le Saint-Empire.
[3] Dominique Godineau, « De la guerrière à la citoyenne. Porter les armes pendant l’Ancien Régime et la Révolution française », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, 20 | 2004.
[4] L’inventaire des femmes soldats de la Révolution et de l’Empire, réalisé par l’Institut d’Histoire de la Révolution Française (disponible en ligne ici) en recense 74 au minimum.
[5] Son âge (plus de 80 ans, tout de même !) ne transparaît aucunement, ce qui n’est pas le cas d’un portrait lithographié de 1832 par Alfred-François Lemoine, certainement « d’après nature » et qui a pu inspirer Verlynde.
[6] « Brulon (Angélique-Marie-Joseph [sic]), sous-lieutenant invalide : compte 7 années de service effectif, 7 campagnes et 3 blessures. S’est distingué [sic] plusieurs fois notamment en Corse en défendant un poste contre les Anglais, le 5 prairial an II [juin 1794] », Le Moniteur, 19 août 1851. L’erreur est corrigée deux jours plus tard.
[7] « Gardons-nous d’intervertir l’ordre de la nature ; elle n’a point destiné les femmes à donner la mort ; leurs mains délicates ne furent point faites pour manier le fer, ni pour agiter des piques homicides. », propos du député Dehaussy-Robecourt devant l’Assemblée législative le 6 mars 1792.
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